Tout le monde aime les histoires, mais avez-vous déjà prêté l'oreille à celles de Navec ?
Boniments ou échos avérés, que vous importe, vous ne saurez pas faire la part des choses.
Un seul fait assuré, il vous surprendra.
________________________________________
Conte premier
Un
ciel enflammé envahissait de plus en plus l’espace. Des lueurs
rubescentes éparpillées donnaient l’impression d’assister à un
gigantesque brasier céleste. Cet éclat menaçant annonçait la nuit
proche. À terre, un homme
dissimulé dans une longue cape gagnait non loin un village tapi
contre le flanc d’un petit relief. Il s’engagea sans un regard
jeté dans les alentours, sur le premier chemin qui menait au cœur
du village. Puis approchant une vieille et grosse masure, il tapa
trois fois sur une solide porte en bois en guise d’appel. Là, un
homme courtaud vint lui ouvrir.
« Hé,
qui va là ? Un voyageur... Bon, vous devez savoir que nous ne
voyons guère souvent des gens de votre espèce. »
« Auriez-vous
tout de même de quoi me satisfaire ? N’est-ce pas là
l’auberge du village ? »
« Hmpf,
si l’on veut. Allez, entrez, entrez, on va bien voir ce que je peux
vous préparer. »
L’intérieur,
bien qu’ayant apparemment traversé plusieurs âges, était
spacieux et chaleureux. Étant donné l’acabit de ce village, cet
endroit servait aux habitants lors de fêtes, de certaines
célébrations, ou en quelque occasion villageoise particulière. Les
villageois se composaient sûrement de familles proches d’un même
lignage, et ils se connaissaient donc tous plus ou moins
familièrement. Le voyageur qui explorait d’un regard calculé
chaque recoin de l’auberge, fit mine d’ignorer pendant un moment
son hôte. Ce dernier tenta de se montrer moins rustre en engageant
l’air de rien la conversation.
« Alors,
quel bon chemin vous amène jusqu’ici ? »
« Eh
bien, je vous prie de me pardonner, laissez-moi d’abord me
présenter. Je suis Navec, et conteur est mon métier. J’arpente
nombre de routes durant mes voyages, et il se trouve que je propose
mes services lors de mes quelques haltes afin d’assurer ma
subsistance. »
L’homme
ne put s’empêcher de froncer ses épais sourcils. Il parla
subitement d’un ton moins affable.
« Vous
escomptez que je vous héberge et peut-être que je vous nourrisse en
échange de je ne sais quelles histoires ? »
Navec
prit aussitôt une expression malaisée, qui semblait maintes fois
travaillée.
« Vous
vous méprenez ! D’abord, j’invite personnellement tous les
habitants du village à profiter de cette occasion exceptionnelle, de
plus, qu’est-ce qu’un repas et une couche pour la nuit, face à
tant d’informations que probablement vous ne pourrez entendre que
de ma personne. On mange et on dort tous les jours, moi, je vous
propose de vous livrer des parcelles de ma propre expérience. Qui ne
s’intéresserait pas aux nouvelles en provenance de contrées ou
villages voisins ? Attendez-vous des marchandises, vous ne vous
assureriez pas de leur bon transport ? Et encore, quelles
futilités par rapport à de possibles menaces ayant déjà fait
leurs preuves dans des régions avoisinantes. Pensez-donc, tous ces
pauvres gens qui n’ont pas eu la chance d’être avertis qu’une
bande de sargs féroces rôdait alentour... »
Le
faible esprit de l’aubergiste se trouvait atteint d’un tel
baratin. Il demeurait à quia, ne sachant répliquer, ou même s’il
le devait. Impressionné par une force argumentative qu’il n’avait
jamais expérimenté, il semblait rendu à son adversaire. C’est
alors que par le réflexe symptomatique du mauvais perdant, il
prétexta.
« Hum,
peut-être avez-vous raison, il n’empêche que je doute qu’après
une dure journée beaucoup viennent s’intéresser à des
informations quoique importantes, possiblement fatigantes, voire
désagréables. »
« Encore
une fois cher ami, vous vous trompez sur mon compte. Certes mes
histoires peuvent receler de précieuses nouvelles, cependant elles
sont avant tout plaisantes et distrayantes. Leur éclat réside en ce
qu’elles captivent mon auditoire. Voyons les choses à ma manière ;
en cet événement, vous faites venir un grand nombre de personnes,
je ne doute pas de vos capacités en cette matière là, sachant que
la curiosité des hommes est un sentiment irrépressible sur lequel
vous vous appuierez. Ensuite, c’est-à-dire une fois que je serai
lavé et rassasié, vous exciterez quelque peu les villageois à la
consommation, puis m’accommodant de ma tâche que je saurai mener à
bien croyez-moi, et selon la bonne appréciation de mon talent, je
prêterai assistance à votre rôle. Si l’on considère cela, même
dans le cas où ma prestation subirait l’échec, ce qui frôle
l’absurdité, vous n’y perdez rien. Mais je ne vous cache pas
qu’habituellement je peux espérer quelques dons généreux, selon
la condition des spectateurs tout naturellement. »
« Bon,
bon, assez, vous m’avez convaincu, mais je vous en prie, gardez vos
mots pour tout à l’hôrs. Il ne fait aucun doute que votre
faconde nous sera une bonne attraction. »
Navec
feignit d’ignorer cette dernière remarque, il conclut par un
simple haussement de sourcils qui lui était caractéristique.
Ainsi,
comme convenu, l’aubergiste s’affaira, et Navec fut satisfait du
soin et du repos bien mérités selon lui, après un long voyage.
Au
dehors, les lueurs vespérales qui paraissaient n’étaient plus que
sombres réverbérations. La vaste pièce était désormais hantée
par quelque cinq familles qui silencieusement attendaient que de
l’étrange voyageur un quelconque son en sortît. Navec installa
une simple chaise en face des tables occupées, puis sans pour autant
se poser, il tourna sa fine vue vers un public dont la curiosité
était attisée par sa qualité d’étranger et ses soupçonneuses
manières. C’est alors qu’il entama.
« Messieurs,
je vous souhaite un bon soir, s’exclama t-il en s’inclinant
vaguement. En effet, j’espère qu’il le sera, pour vous comme
pour moi. Mais allons, je me doute bien que votre présence ici vous
a coûté quelques appréhensions, c’est pourquoi je vais
courtement vous expliquer de quoi il en retourne. Je me nomme Kcaj
Navec, conteur des plus illustres, aventurier parmi les aventuriers,
et ce soir je me propose de vous régaler de voyages extraordinaires,
de découvertes inimaginables, de descriptions sur les trésors de
notre monde qui n’ont pas leurs pareilles, et quoi d’autres
encore. Cependant, ne craignez pas que mon récit soit vain, il
satisfera vos préoccupations sans même que vous en preniez compte.
Connaître la praticabilité de telle route, sa destination, n’est-ce
pas que cela vous est profitable ? »
Le
groupe demeura un moment dans le silence, il semblait juger cet
homme, le dévisageait. D’un âge indéterminé, cheveux
grisonnant, courte barbe et moustache à la gauloise, une bonne
taille en surcroît d’un accoutrement aventureux, cet étranger
inspirait un sentiment mystérieux, captivant.
Un
jeune homme rompit l’interlude.
« Que
vas-tu donc nous raconter ? »
Navec,
qui donnait l’impression de suivre une scène théâtrale d’une
mémorisation éprouvée, enchaîna aussitôt.
« J’ai
décidé de débuter par un événement encore bien frais pour moi,
lors de ma traversée d’une contrée voisine. J’y ai rencontré
une créature majestueuse, que l’on nomme je crois, Kaïsuan.
À dire vrai, je n’ai
aucun indice sur la signification de ce nom, mais sûrement, le sens
doit posséder tout autant de magnificence que l’objet qu’il
ambitionne de définir. Ainsi, je me trouvais, comme parfois le goût
de l’aventure l’exige, hors de tout sentier tracé, en pleine
vallée. Un vent aussi inhabituel que puissant arpentait la région.
Tandis que je mirais les hauteurs et que ma cape s’agitait dans les
airs, j’aperçus quelques vagues silhouettes dans le ciel. Je
décidais donc d’entreprendre l’ascension, qui je vous l’assure
est beaucoup plus commode par l’entremise des mots plutôt qu’à
l’endurance de mes pieds. »
Navec
le conteur, un instant posé sur sa chaise, puis soudain debout,
mimant habilement, usant de gestes allant des plus communs aux plus
absurdes, accompagnait ainsi sa narration, et tous avaient subitement
plongé dans son monde. Son talent peu ordinaire semblait confondre
le temps et l’espace. Et les spectateurs que Navec paraissait tirer
à lui par le fil de leur imagination, participaient tout autant au
décor en laissant à certains moments filer leurs exclamations.
« Et
là, cette herbe tomenteuse singularisée par sa blanche fleur, on ne
soupçonnerait pas un instant ses propriétés roboratives. Or il y a
une précieuse technique à connaître afin d’en assimiler les
vertus, mais c’est une autre histoire sur laquelle je ne
m’attarderai point, car je m’éloigne du sujet principal.
Ainsi,
pour en revenir à mes dires précédents, un peu plus loin de ma
position, juché sur un piton rocheux, un Kaïsuan, le premier que
j’eusse vu bien vivant. Volucre majestueux, ses ailes immenses
éployées, il dominait tous les environs. Impressionné certes, mais
restant sur l’aguet, je pressentais en cette créature la
clairvoyance de ma présence. Cependant, ne pouvant demeurer dans
l’immobilité, je m’avançais furtivement au possible. Un lourd
silence pesait sur moi, et je ne pus m’empêcher de lever la tête
vers l’éminence. Une dizaine de ces bêtes que je n’avais
jusqu’à lors pas aperçues survolaient l’endroit. Cette harde
hétéroclite se composait de formes et de tailles diverses. Il y
avait des petits qui volaient maladroitement, encerclés par quelques
masses imposantes. Lorsqu’un cri à percer toute ouïe fondit en ma
direction, puis l’instant d’après, ce fut une escadrille de ces
mêmes sons térébrant qui fusa. Immédiatement, je reconnus là un
avertissement des plus menaçants. Sans me retourner, ne perdant
aucune bribe de mon assurance, je reculais pas à pas. Augmentant peu
à peu la distance, la tension, elle, ne s’atténuait pourtant pas.
Je continuais d’observer avec aiguïté la cohorte de ces terribles
prédateurs aériens, guettant leurs moindres mouvements. Subitement,
l’un d’eux, par une impulsion formidable, fonça sur moi tel une
flèche abattant un ennemi. Un jeune mâle sans doute, dans l’audace
de sa jeunesse, que j’eus peine à esquiver, culbutant
précipitamment en oblique.
Lorsque
je le vis, gigantesque oiseau, face à moi, je ne vous cache pas que
mon courage dû se confronter à la crainte. Ce Kaïsuan déployait
ses quatre ailes avec une envergure de la taille d’au moins deux
hommes. Sa première paire d’ailes se recourbait vers l’avant ;
la deuxième, légèrement moins grande, frôlait le sol. Se arquant,
puis rabattant conjointement ses membres ailés, une rafale de vent
me projeta contre terre. Je me rétablis de la manière la plus vive,
pour voir les serres de ce monstre qui tentèrent de m’éventrer. Bien
heureusement, tout juste avant ma chute, je m’étais préparé à
sortir ma lame, et ce fut celle-ci que la paire acérée rencontra.
L’égratignure infligée fut cause d’un certain désarroi chez
l’animal, répression qu’il ne devait encore jamais avoir
éprouvée. Et je mis à mon profit cet égarement, bondissant dessus
et m’efforçant de maîtriser les puissantes ailes. Ce ne fut pas
la meilleure idée que j’eus, et il s’en fallut de peu que je
perdisse la vie. En effet, la bête affolée s’éleva dans les
airs, et me cramponnant comme je le pus, je me retrouvai sur son dos
et au dessus du vide. »
Navec
s’était arrêté, se rasseyant une énième fois, il semblait
attendre une intervention. Ayant exacerbé l’intérêt de son
auditoire jusqu’à une certaine culmination, il désirait peut-être
demeurer quelques instants sur le faîte, avant d’apprécier
l’abrupt de la descente.
Un
impatient se fit entendre.
« Et
alors ? Qu’avez-vous donc fait, de quelle manière vous en
êtes vous tiré ? Vous n’avez pas pu chuter... ? »
« Nécessairement,
il doit y avoir une chute, affirma Navec d’un ton consenti. »
L’incompréhension
des spectateurs, incapables de saisir les subtilités de la
situation, patentes cependant pour le narrateur ; c’est cela
même que Navec estimait le plus jouissif dans son métier.
Laissant
échapper un léger soupir, d’un air momentanément fataliste,
il continua.
« Je
suis effectivement tombé, ou plutôt, j’ai sauté malhabilement à
terre, lorsque j’eus amené l’animal à l’endroit voulu. En
outre, j’ai appris que les Kaïsuans avaient les oreilles sensibles,
et d’une proportion convenable facilitant leur direction. Enfin, je
ne vous conseillerez pas d’imiter ma conduite, ces créatures sont
excessivement irritables. »
L’audience,
mi embrouillée, mi émerveillée, ne disait mot. L’esprit de chacun
tentait de jauger sans succès l’homme en face d’eux.
« Eh
bien chers amis, vous me semblez fatigués ; si vous le
souhaitez, je ne vais pas plus vous importuner avec mes histoires et
vous laisser. »
Un
tumulte d’interrogations diverses et d’exhortations imbriquées
s’éleva. Certains villageois réclamaient des détails
supplémentaires sur l’histoire qu’ils venaient d’entendre,
d’autres appelaient de leurs vœux un nouveau récit.
« Calmez
vous voyons, je vous entends, oui, parfaitement, je vais répondre
mais chaque chose en son temps. En premier, le plus grave. Si je n’ai
pas quelques chopes de vig pour éclaircir ma gorge asséchée,
je doute de ma capacité à poursuivre avec autant de talent et de verve qu’au
commencement. J’ai épuisé votre soif, bien que manifestement ce
ne soit que partiel, alors à vous d’épuiser la mienne. »
•
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire